Les safe space se font une room dans le VrChat
Quand on évoque les safe space et internet, c’est souvent pour dire qu’ils sont incompatibles. La toxicité semble parfois faire partie intégrante des pages web. Et pourtant, dans cette obscurité générale il existe des échanges humains qui sont de petits soleils à eux seuls. Je parle ici du jeu VrChat qui essaime depuis quelques années des lieux d’écoute et de parole. Rien d’étonnant alors à ce que certaines initiatives émergent de cette démarche.
Avant-propos
Les langues anglaises et russes sont néanmoins maîtresses sur cette plateforme. Les propositions qui sont détaillées ci-après sont donc exclusivement d'origine anglophone. Ce qui n'empêche pas une grande richesse. Ces réappropriations approfondissent les échanges, installent de véritables cabinets ou libèrent des paroles inaudibles IRL.
Il faut rappeler que le jeu VrChat, pour une expérience optimale, s'accompagne d'un casque de réalité virtuelle et des accessoires qui vont avec. On peut approfondir l'immersion avec une combinaison haptique : celle-ci permet de ressentir alors les interactions physiques avec son avatar. Cependant, il est tout à fait possible d'explorer ce monde sans toute cette panoplie de haute technologie. Un simple clavier et une souris, et le métavers est à vous.
Reporter sans frontières virtuelles
Avec une interface d'échanges sociaux enregistrables, il ne fallait pas attendre longtemps pour que le média soit investi par des tentatives journalistiques.
Sur Youtube, des utilisateurs du VrChat commencent à relayer une activité tournée vers cette pratique. Ils donnent la parole à une personne rencontrée lors de leur promenade virtuelle et décident d'approfondir ou non son témoignage. On découvre alors des prises de parole longues, courtes ou des discussions organisées.
Dans ces approches, un environnement virtuel est défini (une plage, une boîte noire, une ville déserte, etc.) et quelques personnes sont réunies pour l'écoute d'un interviewé. C'est un véritable auditoire qui se forme, avec au centre une invitation à s'exprimer sur un sujet. Les interviewés en question rapportent des vécus souvent tragiques ou des expériences lourdes.
Syrmor : plongée dans la dure réalité
Avec la chaîne Youtube de Syrmor, le format des vidéos est aujourd’hui d’une dizaine à une trentaine de minutes, et donne la parole dans un format objectif journalistiquement parlant. C'est-à-dire que Syrmor rentre dans l’intimité de la personne et a pour tâche de l'approfondir, sans faire intervenir des questions orientées moralement. C’est un format que l’on pourrait éventuellement rapprocher de l’émission des Pieds sur Terre de FranceCulture ou de Mamie dans les orties de Anchor. La proposition est la même et prête le micro à des personnes pour parler de leur existence difficile ou exceptionnelle.
La série de ces vidéos se nomme Humans of VR. Ces entretiens ont commencé à prendre leur forme actuelle à partir du témoignage d’un jeune garçon victime de harcèlement. S’en est suivie une démarche plus assumée, plus ambitieuse.
Par une vidéo en deux parties, on peut ainsi découvrir le quotidien d'un croque-mort et notamment son rapport à la mort des enfants. Son approche est évoquée d'une façon très personnelle et de nombreuses vidéos tentent d'explorer ce genre de tabous.
Le point culminant de ces témoignages est vraisemblablement celui d'un homme en fin de vie atteint de la maladie de Charcot (paralysie progressive des muscles). Il y est relaté son quotidien, l'appareillage qui le maintient en vie, et des passages filmés IRL. Il est aussi possible de connaître les expériences de militaires, des traitements qu’ils ont pu observer dans l’armée, ou des missions mises sous silence.
iListen, avec sa série iListen VRChat Stories, est à remarquer également. Il constitue une tentative similaire de capture de vies. Dans ces démarches, l’anonymat sert de parfaite protection pour ceux dont la parole n'est pas entendue habituellement.
Des tentatives diverses en développement
Des initiatives alternatives existent, comme celle de Disrupt, Life Progress, ou IamLucid. Elles sont cependant plus modestes et sensationnalistes. Leur démarche est davantage à rapprocher du micro-trottoir, en tant que format court, sur un thème donné à plusieurs personnes, en une anecdote personnelle. Cela va des pires rencontres amoureuses, aux plus gros secrets intimes.
Les témoignages peuvent alors faire apparaître des personnes totalement différentes, qui ont une analyse sur leur vécu ou qui font preuve de moins de maturité. L’idée est ici moins celle d’un documentaire que d’un divertissement, mais n’en reste pas moins intéressante pour sa pratique du VrChat.
Elle permet, dans tous les cas, de se livrer à un échange d'expériences, aussi réel que pour l'intervieweur que l'interviewé. Ce rapport induit une confiance et une écoute réciproque. À partir de là, la parole de l'interviewé peut résonner dans la room pour d'autres personnes. Elle peut aussi avoir un rôle psychologique pour la personne qui livre son vécu.
VrChat en thérapie
Ne serait-ce que par sa dimension anonyme, le VrChat offre en effet aux personnes la possibilité d’une catharsis. En tant qu’espace virtuel, il y est possible de libérer ses expériences traumatiques, ou sa culpabilité, sans que cela n’ait d’incidence sur le monde réel. Le monde de la psyché, en revanche, peut bénéficier de cette expression émotionnelle. Pour soi, cela peut être l’endroit de l’épanchement qu’on ne s’autorise pas ailleurs. Pour les autres, cela peut permettre une auto-analyse, une relativisation de son vécu, par le bénéfice de l’expérience d’un autre.
Les recueils peuvent être, à ce propos, assez difficiles à écouter. Ils sont cependant contrebalancés par l’environnement virtuel et innocent des rooms du Vrchat. Cela contribue selon moi à créer une empathie tranquille, sans développement d’angoisses personnelles pour l’audimat. Cet environnement a évidemment aussi pour effet de faciliter la prise de parole pour l’interviewé. L’avatar qu’il incarne, souvent absurde, cartoonesque, est très souvent totalement en décalage avec le sérieux du propos.
Loin des yeux, près du coeur
Il faut noter que dans VrChat, l’avatar que l’on incarne peut-être n’importe qui, ou n’importe quoi. Un chêne, une carpe, Luke Skywalker, une princesse aztèque, tout y est possible. Cette potentialité permet de détourner son identité réelle. À partir de là, ce que l’on dira nous appartient, mais sera en même temps mis à distance. Autrement dit, la parole est plus facile, plus éloignée de nous, mais nous engage tout de même personnellement.
Dans ce cas, les personnes souffrant d'isolement, d'angoisses ou de troubles mentaux ont davantage de facilité à s'exprimer par le biais de l'outil virtuel. Cette relation à mi-distance entre l'interviewé et l'intervieweur installe, de façon sereine, une volonté de libérer la parole. En vérité, plus que le simple auditoire bienveillant, c'est l'interface elle-même qui induit cet événement.
C’est ce qu’ont pu remarquer, récemment, des recherches en psychanalyse sur les séances à distance (téléphone ou visioconférence). Au temps du Covid, ces séances sont devenues de plus en plus récurrentes et des études sur leurs vertus ou défauts ont été menées. Dans la revue universitaire Réseaux, on peut ainsi lire Mathieu-Fritz :
« Les patients éprouveraient eux aussi une impression de distance dans la relation qui s’établit par le biais du dispositif, mais cela ne les empêcherait pas de s’engager dans leur travail de verbalisation et d’élaboration. […] le sentiment de distance éprouvé lors des téléconsultations contribuerait à lever certaines inhibitions, libérerait en quelque sorte la parole du patient, à tout le moins faciliterait le travail de dévoilement de soi inhérent à la relation psychothérapeutique. »
Consulter dans son cabinet VR
Ce sont ces inhibitions sociales qui se lèvent lorsqu'une personne pénètre le VrChat. Ce dernier fait finalement intervenir des modules qui s’adaptent parfaitement aux défis d’aujourd’hui. À ce sujet, le doctorant en psychologie Noah Robinson a développé le projet HelpClub dans le métavers. Il propose une room, dédié au bien-être mental, avec un soutien psychologique possible à n’importe quelle heure. Des exercices, des groupes de discussion et des entrevues personnalisées y sont envisagés. Noah Robinson souhaite créer une véritable petite clinique. Elle ne sera cependant pas constituée de professionnels de la santé et ne se soustrait donc pas à une véritable démarche thérapeutique.
En 2017, une équipe de recherche menée par Stéphane Bouchard a tenté de traiter le trouble de l'anxiété social, par une méthode voisine. Parmi les 59 participants, une partie était assignée à une thérapie in vivo, une autre à l'exposition au VR (in virtuo), et la dernière partie constituait le groupe témoin. Les résultats ont pu montrer une efficacité bien supérieure dans le traitement du TAS (trouble d'anxiété sociale) par l'utilisation de l'interface VR. Des études à plus grandes échelles sont encore à mener, avec des méthodes différentes. Ils notent également que l'exercice est bien adapté au trouble traité en question (phobie sociale), mais il n'est pas certain qu'il en soit de même pour une autre pathologie.
L'exploration de soi sous avatar 3D
La fluidité de l'espace
Si l’on prend le VrChat pour ce qu’il est, un terrain de jeu, on peut alors l’envisager comme un espace d’expérimentation sociale. Son caractère fictif nous permet de l'investir comme on le souhaite. Notre identité réelle ne compte plus tant que ça et on est alors tenté d'emprunter une existence virtuelle que l'on se refuse dans l'espace public.
C'est encore plus vrai pour les personnes transgenres ou non-binaires qui peuvent être victime de mégenrage au quotidien. Ici, ce risque est presque inexistant, notre avatar compte pour une représentation légitime de soi. Cette légitimité peut être renforcée par l'utilisation de voice changer ou par une combinaison haptique. Le flou entre notre espace privé, notre chambre, et l'espace public, la room, devient alors ténu. S'en suit une hybridation des deux espaces, avec des frontières que l'on peut dérider ou accentuer.
En 2016, un article de Green-Hamann et Sherblom initie à ce sujet le concept de troisième espace, qui se serait développé premièrement dans Second Life. Il le décrit ainsi :
« Dans un environnement physique, l’espace privé d’une personne existe dans les pensées, sentiments, croyances et la conscience d’une identité intérieure. L’espace public consiste en l’expression sociale, l’apparence, les particularités, les caractéristiques physiques, les réactions et le jugement social qu’une personne reçoit des autres. Dans un environnement virtuel, une personne peut communiquer publiquement en maintenant un degré d’anonymat. Cet espace virtuel [/troisième espace] diffère des espaces habituels de l’existence, et en tant que tel il offre des terrains neutres pour des objectifs de socialisation et d’expérimentation de réalités uniques et différentes. »
Une identité malléable
L’article va plus loin en désignant trois avantages au monde virtuel dans la construction de soi. L’immersion, tout d’abord, qui produit un sentiment de présence sociale avec les autres. Le temps virtuel, deuxièmement, qui est au final continu et inarrêtable. Cela permet de s’extraire de la réalité, et d’analyser celle-ci par des conversations dites "hors du temps". Enfin, l’anonymat, qui s’offre par le prisme d’un avatar. Le joueur peut ainsi expérimenter différentes représentations de soi, qu’il n’oserait pas développer dans sa vie physique.
On constate que ces éléments s’incarnent encore davantage dans le VrChat. Avec la manifestation d’un avatar que l’on contrôle avec notre corps physique, la réalisation de son identité intérieure se fait plus réelle. Dans une interview réalisée par Josh Brown en 2019, Zambina, une personne transgenre du VrChat met ainsi en avant le côté thérapeutique de cette réalisation virtuelle de son moi profond. Elle affirme alors que « ça l’a définitivement aidée à soulager sa dysphorie », confirmant auprès d’elle son « désir de transition ».
Dans un article de Linas Staniukynas, intitulé Impact de la réalité virtuelle sur l’expression de l’identité de genre, on peut lire une foule de témoignages en ce sens :
« Il y a des choses sur l’avatar qui vont lancer des différences importantes par rapport à ce que je ressemble dans le monde réel. Comme, par exemple, ma poitrine qui est quelque chose que j’aimerai profondément avoir. N’avoir rien en dessous de la ceinture, également, est quelque chose que j’aimerais, mais ce sont des choses que je ne peux pas assouvir dans la réalité pour l’instant. »
Au-delà du genre, c’est une exploration entière de soi, de son corps qui se pose d’elle-même dans l’interface virtuelle. L'espace virtuel n'a cependant pas toujours été une plage tranquille. Un long travail de refonte l'a amené aujourd'hui à ce qu'il est.
Faire du safe space une priorité
Au lancement de la plateforme en 2017, la game designer Katie Chironis a rassemblé les problèmes qui sont apparus. Comme on pouvait s'y attendre, des comportements nuisibles ont éclos et sans intervention la situation était destinée à s'envenimer. Les designers Michelle Cortese et Andrea Zeller ont alors travaillé à rendre le VrChat un safe space, notamment en y intégrant des notions de consentement et de souveraineté corporelle. A été implanté, parallèlement, un dispositif de sécurité qui, une fois activé, peut empêcher tout avatar étranger d’interagir avec le nôtre.
[video width="640" height="430" mp4="https://jeu.video/files/legacy/2021/04/MilkyHoarseGermanpinscher-mobile.mp4" autoplay="true" preload="auto" loop="true"][/video]Enfin, la modération a accentué sa présence et son efficacité s'en est fait ressentir. On note aujourd’hui une nette diminution des cas de harcèlement ou d’intrusion corporelle sur l’avatar. Ainsi, contrairement à Second Life, VrChat se targue aujourd'hui d'être accessible aux enfants.
Par la force des choses, avec une sélection appuyée sur les interactions positives, c'est finalement la communauté entière qui a été influencée. Les intervenants toxiques n'y trouvent plus leur place et progressivement désertent ces lieux d'échange. On peut ainsi voir se former des groupes d'entraides et de soutien. À la volée, on peut citer Helping Hands (une communauté de sourds et entendants qui proposent des cours de langue des signes), Learning Japanese (qui figure parmi tant d'autres groupes d’apprentissage d'une langue) ou le Virtual Support League (un groupe de soutien qui organise régulièrement des réunions de parole).
Dans Second Life, le Transgender Resource Center figure déjà comme un groupe d’entraide important pour les personnes transgenres. Il permet d’y rencontrer des personnes aux expériences similaires, une écoute sur sa situation familiale, ou des guides vers des réunions IRL de soutien.
Endgame est peut-être la plus grosse initiative en ce sens dans le VrChat. La room propose de se rassembler autour de thèmes de discussion divers, tels que les angoisses issues du Covid, les interfaces neurales, la communauté transgenre de VrChat ou les lois morales du metaverse. Le Talk-show est devenu un rendez-vous, tenu tous les mercredis, et propose tour à tour à une personne de s’exprimer sur le sujet donné, sans interruptions externes.
Un développement naissant
Ces initiatives en sont à leurs débuts et seront à surveiller de près dans leur développement. Syrmor tend à préciser sa démarche et la communauté demande davantage de contenus qualitatifs à l’instar de reportages. Noah Robinson vient tout juste de lancer HelpClub (décembre 2020), et Endgame ne fait parler de lui que depuis un an. Il faut parier que les espaces virtuels multiplieront les propositions en ce sens. En tant que réalité programmable, façonnée par le plus grand nombre, les meilleures intentions sont choisies et retenues, tandis que les tentatives jugées néfastes peuvent être évacuées en quelques clics.
Il ne faut pas s’y tromper, il existe toujours des situations chaotiques ou blessantes dans le VrChat. Mais son nombre restreint d’utilisateurs permet de créer des fondations bienveillantes et de contrôler leur développement. Cette plateforme naissante semble s’affranchir de l’habituelle désorganisation qui s’est installée sur internet. À voir dans les prochaines années si elle parvient à maintenir ses safe space, avec un nombre de participants que l’on devine plus important à mesure que se démocratisent les casques de réalité virtuelle.