Le prisonnier quantique - Quand les scientifiques s'adressent aux joueurs : Interview avec le CEA
Sommaire
- Acquérir des connaissances grâce au jeu vidéo
- L'interview avec Julien Arlot et Céline Lipari
- Jeu.video : Comment vous est venue l’idée du Prisonnier Quantique?
- Vous faisiez ça en plus des heures de travail ?
- Combien de temps avez vous travaillé sur le jeu ?
- Quelles difficultés avez-vous rencontrées au cours du développement ?
- Êtes-vous vous-même des joueurs ?
- Vous revendiquez le fait de ne pas avoir crée un jeu éducatif, pourquoi ?
- Comment êtes-vous arrivés à financer le jeu ?
- Quelle a été l’inspiration au niveau des personnages ?
- Aviez-vous des contraintes artistiques liées à la spécificité du jeu ?
- N’avez-vous pas craint que le coté scientifique puisse être un repoussoir pour certains joueurs ?
- Vous dites que ce projet est inédit pour centre de recherche dans le monde. Peut-on s’attendre à des adaptations à l’international ou d’autres jeux du genre ?
- Avez-vous eu des retours de la part des joueurs ? (ndlr: le jeu est sorti au début du mois d'octobre 2019)
Promouvoir la connaissance scientifique tout en proposant un vrai challenge ludique, voilà l’audacieux pari qu’a tenté le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) avec le jeu Le Prisonnier Quantique. Ce jeu vidéo a été entièrement développé en interne et représente un initiative complément inédite pour le média. La rédaction de jeu.video a rencontré Julien Arlot et Céline Lipari, les principaux artisans derrière cet ambitieux projet.
Acquérir des connaissances grâce au jeu vidéo
Acquérir des connaissances grâce au jeu vidéo n’est pas une idée nouvelle. Depuis plus de trente ans, bon nombre de jeux éducatifs, principalement sur PC et plus tard sur Nintendo DS utilisent l’interactivité pour transmettre des savoirs en tout genre. Cependant, la plupart des ces jeux étaient d’abord des logiciels éducatifs, où l’aspect ludique faisait bien souvent office de prétexte. On se souvient bien sur des jeux de la franchise Adibou dans les années 1990 et 2000 mais aussi de toute la série des Léa Passion. Des titres qui ont rarement brillé par leur intérêt vidéo ludique.
Il serait cependant injuste de ne pas évoquer quelques entreprises plutôt encourageantes comme par exemple la série de jeux historiques développés par Cryo Interactive (Egypte, Chine, Pompéi ou encore Versailles). Des aventures point'n'click parfois un peu maladroites mais avec un scénario travaillé et de réels enjeux pour le joueur.
Le Prisonnier Quantique, développé en interne par les équipes du CEA, va encore plus loin et veut avant tout mettre le jeu en avant, en laissant à la discrétion du joueur la possibilité d’en apprendre davantage sur la science et la recherche. Dans ce point’n’click un brin rétro mais à la direction artistique moderne, le joueur incarne Zoé, une jeune femme qu’une simple mission administrative va mener sur la trace d’un scientifique disparu mystérieusement depuis soixante ans. Cette quête de plus d’une dizaine d’heures, l'amènera à visiter de lointaines contrées et à rencontrer toute une galerie de personnages variés.
Cerise sur le gâteau, le jeu est entièrement gratuit et disponible sur navigateur ou en téléchargement sur PC et tablette android. Pour nous en savoir plus sur les tenants et aboutissants ce jeu, nous avons eu l’occasion de discuter avec les créateurs du Prisonnier Quantique : Celine Lipari, responsable éditoriale du site cea.fr et Julien Arlot, ingénieur en informatique au sein de la direction de la communication du CEA.
L'interview avec Julien Arlot et Céline Lipari
Jeu.video : Comment vous est venue l’idée du Prisonnier Quantique?
Julien : C’est une idée que j’avais depuis des années. Je me sentais de créer un jeu qui mélange jeu vidéo et science et comme je suis assez geek, j’ai proposé le projet parce que je me sentais capable de développer un jeu et Céline s’est occupée de la partie science et pédagogie. Au départ, on a du défendre le projet et se battre car beaucoup de gens au CEA ne voyaient pas l’intérêt du jeu vidéo pour parler de science. Ensuite on a créé un prototype et là il y a eu un réel engouement.
Vous faisiez ça en plus des heures de travail ?
Julien : Au début, on a suivi quelques journées de formations avec un game designer professionnel. Et puis ensuite ce projet a remplacé une bonne partie de mon travail en tant que communicant, et même plus parce que le jeu est devenu beaucoup plus ambitieux que ce que l’on avait imaginé à l’époque.
Céline : Quand le projet a commencé, on était parti sur 6 heures de jeu. Et au fur et mesure du développement, de la conception et de la rencontre avec les différents chercheurs, on a commencé à vraiment approfondir le scénario du jeu, et à rajouter toujours plus d’idées. Quand Julien a intégré les différents puzzles au jeu, on est ensuite passé de 4-6 heures à 8-12 heures.
Combien de temps avez vous travaillé sur le jeu ?
Julien : En tout, nous avons travaillé deux ans sur le jeu, mais l’avantage de ne pas être dans un studio c’est qu’on avait beaucoup moins de pression, sur le temps et le résultat.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées au cours du développement ?
Julien : La principale difficulté a été de construire une histoire cohérente, avec un début et une fin, basée sur des hypothèses scientifiques qui existent vraiment. Il fallait trouver le moyen de créer des puzzles, avec des éléments scientifiques pertinents, sans nuire à l’histoire.
Céline : Sur les puzzles, il fallait trouver un équilibre dans la vulgarisation de la connaissance, pour que celle-ci puisse s’appliquer au jeu tout en apprenant quelque chose au joueur.
Julien : Le plus compliqué a surtout été de faire valider le projet auprès de notre hiérarchie et des autres communicants. C’est la première fois qu’un organisme de recherche réalise un jeu de cette ampleur. Par contre, cela a vraiment enthousiasmé les scientifiques que nous avons contactés pour nous aider sur les puzzles ou réaliser les vidéos de vulgarisation. Cela leur faisait une respiration dans leur travail de recherche.
Êtes-vous vous-même des joueurs ?
Céline : Je ne suis pas spécialement joueuse, du moins pas de ce genre de jeu à la base. Je joue plutôt pour me défouler sur Street Fighter par exemple même si j’ai aussi fait des jeux éducatifs.
Julien : moi je suis plus geek, j ai grandi avec les classiques du point and click comme les jeux Lucas Arts ou Sam&Max. Ce sont des jeux plus « faciles » à faire, et c’est un support plus simple pour inclure des puzzles et des connaissances.
Vous revendiquez le fait de ne pas avoir crée un jeu éducatif, pourquoi ?
Julien : on dit que c est un « Game Serious », mais pas un « Serious Game » C’est d’abord un jeu. Nous avons choisi de laisser la liberté au joueur d’approfondir la partie science. Il est même possible d’avoir accès à des indices si on ne veut pas rester bloqué et juste avancer dans le scénario. Vous pouvez demander trois indices et le dernier vous donne pratiquement la solution. A l’inverse, une personne qui voudra creuser l’univers du jeu pourra avoir accès à des vidéos complémentaires avec des explications de chercheurs.
Comment êtes-vous arrivés à financer le jeu ?
Céline : En terme de financement, le jeu rentre dans le budget multimédia du CEA dédié à la communication. Ce jeu rentre dans le cadre de notre mission de diffusion de la culture scientifique. Avec ce changement de format, on propose une expérience immersive et interactive qui permet au joueur d’apprendre de façon plus ludique, proactive et donc plus efficace. Tout a été développé en interne, nous avons simplement fait appel à un illustrateur professionnel du milieu du jeu vidéo ainsi qu’un game designer qui nous a aidé sur le début du projet pour la partie narrative design et gameplay. Au total, le budget du jeu est de 65 000 €.
Quelle a été l’inspiration au niveau des personnages ?
Julien : Dès le départ nous voulions une héroïne. Nous voulions pouvoir attirer des jeunes femmes vers la science. La science n’a pas toujours une bonne image auprès des femmes, alors que beaucoup de jeunes femmes sont très douées dans ces matières au collège ou au lycée. Les autres personnages sont le fruit de différentes influences comme les séries tv ou les jeux vidéos. Par exemple, le personnage de Mireille est inspirée d’un autre personnage de la série Sam & Max. D’autres personnages nous sont venus en tête en rencontrant différents chercheurs, comme ceux du Centre Européen pour la Recherche Nucléaire (CERN) par exemple.
Aviez-vous des contraintes artistiques liées à la spécificité du jeu ?
Céline : Bien sûr, on ne pouvait pas inclure de la violence, du sexe ou de la politique mais en général, Zoé ne manie aucune arme et nous avons dû faire attention à son design pour ne pas trop la sexualiser comme c’est parfois le cas pour d’autres héroïnes de jeu vidéo. Mais dans l’ensemble nous avons été beaucoup plus libres que dans le cadre d’une communication institutionnelle classique qui répond à des codes assez strictes.
N’avez-vous pas craint que le coté scientifique puisse être un repoussoir pour certains joueurs ?
Céline : On a voulu casser un peu l’image du scientifique enfermé dans son labo et montrer qu’il y a des expéditions sur le terrain, que les chercheurs travaillent en équipe, que la recherche a une dimension internationale. Par exemple dans le jeu, on a choisi de créer une partie en Mongolie pour montrer que les climatologues organisent des expéditions pour installer des télescopes à l’autre bout du monde. L’autre chose que nous voulions mettre en avant est la démarche essai/erreur. Par certains aspects, la recherche en laboratoire est une sorte d’enquête et d’investigation. En science, il faut faire des erreurs pour avancer, et dans le jeu vidéo c’est pareil. Même si les solutions que vous choisissez ne fonctionnent pas, il n’y a pas de Game Over à proprement parler. Vous devez juste trouver une autre solution. De la même manière, vous n’êtes pas pénalisé si vous demandez un indice. Pour motiver les joueurs, nous avons simplement rajouté un système de points. Plus vous réussissez les énigmes sans indice, plus vous obtiendrez de points.
Vous dites que ce projet est inédit pour centre de recherche dans le monde. Peut-on s’attendre à des adaptations à l’international ou d’autres jeux du genre ?
Céline : On a présenté le jeu au CERN en Suisse puisque c‘est un lieu emblématique de la recherche internationale. La réaction a été très positive. On nous a proposé de présenter le projet aux autres états membres du CERN et des traductions dans d'autres langues pourraient peut-être voir le jour dans le futur. On est très fiers de ce jeu et surtout très content de l’enthousiasme de la communauté scientifique autour du projet. Il y a même d’autres organismes qui ont été étonnés par le jeu et qui réfléchissent désormais à utiliser ce mode de communication auprès du public.
Avez-vous eu des retours de la part des joueurs ? (ndlr: le jeu est sorti au début du mois d'octobre 2019)
Julien : Nous avons plus de 20 000 joueurs pour le moment, c’est un bon début, les retours sont très positifs et beaucoup de joueurs vont loin dans le jeu. Maintenant notre objectif est de porter le jeu vers des publics qui ne nous connaissent pas pour faire le lien entre la science et le jeu vidéo.
Céline : Notre seconde cible, ce sont les professeurs et leurs élèves. On va mettre en place sur notre site, un espace avec des puzzles du jeu pour challenger un peu les élèves en classe de manière ludique et les pousser ensuite à jouer au jeu complet. Tous les puzzles ont été conçus soit pour être utile aux professeurs, avec une problématique qui recoupe les programmes scolaires, soit pour développer la curiosité des joueurs avec des domaines hors programme. Toutes les énigmes ont été conçues pour être accessibles à partir d’un niveau de fin de collège, qui correspond au niveau moyen en science de la majorité des personnes.