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Frederico Anzalone, auteur chez Third Édition: "Le manga et le jeu vidéo japonais évoluent dans le même bouillon de culture"

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Alors que le livre Jojo's Bizarre Adventure: Le Diamant Inclassable du Manga édité chez Third Éditions est sorti l'an dernier, nous avons pu approcher son auteur Frederico Anzalone qui nous en dit plus sur lui et la création de son livre.

Jojo

Tout d'abord, bonjour, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Bonjour ! Pour faire simple, j'ai 33 ans, je réside à Bruxelles et j'ai une vie professionnelle partagée en deux : d'un côté le graphisme, de l'autre le journalisme orienté manga et culture japonaise. Côté journalisme, je fais partie de l'équipe du magazine ATOM et j'ai collaboré ou continue de collaborer avec plusieurs autres médias en presse spécialisée BD et en presse culturelle (côté France et Belgique), dont le point commun est l'exigence éditoriale. À côté de ça, je fais partie du comité de sélection du Prix Asie de la Critique ACBD et il m'arrive aussi, entre autres, de donner des conférences. De manière générale, j'ai arpenté beaucoup de terrains professionnels différents. J'ai, par exemple, travaillé dans le monde de la musique (et l'organisation de concerts), qui est l'une de mes passions.

Jouez-vous aux jeux vidéo ? Si oui, quel est votre genre de prédilection ?

Oui ! C'est une autre de mes passions depuis l'enfance, je suis tombé dans le manga et le jeu vidéo à peu près en même temps. J'ai des goûts très éclectiques et qui ont changé avec l'âge, mais on va dire que j'ai un appétit particulier pour les « Soulsborne » et les immersive sims de type Deus Ex. Cela dit, le titre qui m'a le plus marqué ces dernières années est NieR: Automata... qui n'a rien à voir avec ces deux genres. De même, mes derniers gros coups de cœur sont Yakuza : Like a Dragon et Outer Wilds : là encore, aucun rapport !

Que pensez-vous de l'influence que la sphère manga a sur celle du jeu vidéo ? Et inversement ?

Le manga et le jeu vidéo japonais évoluent dans le même bouillon de culture et s'influencent de façon tout à fait logique et naturelle. Par exemple, les mangas Karate Baka Ichidai et JoJo's Bizarre Adventure ont influencé l'apparence de certains personnages des jeux Street Fighter (d'ailleurs, Karate Baka Ichidai a lui-même influencé JoJo). Dans le sens inverse, un jeu comme Resident Evil est aimé de nombreux mangakas (dont Hirohiko Araki) et certains s'en sont inspirés dans leurs planches. Ces synergies existent depuis plus de quarante ans et on trouve par exemple, dès 1978, un célèbre manga dont le sujet est les jeux vidéo, Game Center Arashi. Par ailleurs, les collaborations entre les créatifs de l'une et l'autre sphère sont nombreuses, tout le monde connaît le grand cas d'école qu'est la participation d'Akira Toriyama à Dragon Quest. Je n'ai donc pas d'avis particulier, c'est simplement un phénomène logique.

En revanche, je ne m'intéresse pas aux jeux adaptés de mangas et aux mangas adaptés de jeux vidéo, qui sont pour moi des produits dérivés. Or, sauf exception, je ne m'intéresse qu'aux œuvres d'origine (et aux objets complémentaires proposant un vrai contenu, donc plutôt des essais ou des artbooks) et j'évite les produits dérivés, qu'il s'agisse d'adaptations en jeu vidéo ou autres figurines et goodies. Je ne soutiens pas l'exploitation mercantile des « licences » (un terme que je déteste), qui est aussi une exploitation des pulsions de consommation, voire une forme de pollution. Après, si ces produits procurent de la joie à certaines personnes, tant mieux, qui suis-je pour les juger... mais c'est en tout cas contraire à mes valeurs. « Sauf exception » donc, car comme tout le monde, j'ai mes contradictions. Par exemple, j'ai une affection particulière pour le jeu de combat JoJo qu'a sorti Capcom en 1998. Dans la mesure où les développeurs aimaient le manga d'origine et s'en étaient déjà inspirés dans leurs productions, on trouve énormément d'amour dans ce jeu. Et comme Capcom avait accumulé beaucoup d'expérience dans le domaine de la baston 2D, le titre possède un côté baroque qui découle des précédentes expérimentations sur la série Darkstalkers et, surtout, il trahit franchement le matériau source pour permettre à la « formule » JoJo de fonctionner avec les mécaniques d'un jeu de baston.

Même si c'est un jeu inégal, on est loin du simple produit dérivé opportuniste. Hélas, beaucoup de jeux adaptés de mangas s'appuient simplement sur le potentiel commercial de leur « licence » et ne bénéficient ni de moyens conséquents ni d'un parti pris créatif intéressant, même lorsque les développeurs ont la meilleure volonté du monde.

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Comment êtes-vous entré en contact avec l'univers du manga de Hirohiko Araki ?

À la fin des années 1990, par le biais du jeu de combat signé Capcom dont je viens de parler. À peu près à la même époque, j'ai découvert la version italienne du manga. Et le contact « définitif » a été la version française du manga chez J'ai Lu.

Qu'est-ce qui vous a plu dans Jojo et comment l'œuvre vous a-t-elle influencé ?

Son originalité et son audace. Les poses et les Stands, en particulier, sont les deux éléments qui m'ont marqué au premier coup d'œil. Je ne sais pas si l'œuvre m'a « influencé » mais il est évident qu'elle m'a passionné.

D'où la volonté d'écrire un livre vous est-elle venue ?

D'une part, de l'envie d'écrire sur l'œuvre depuis longtemps, ce qui n'avait pas été possible, notamment parce qu'il s'agissait par le passé d'une œuvre extrêmement confidentielle en francophonie, donc d'un sujet difficile à « vendre ». D'autre part, parce qu'il n'existait à peu près aucun écrit analytique sur JoJo en Occident.

Comment s'est passé la collaboration avec Third Éditions ?

De manière très simple et cordiale. Third m'a proposé d'écrire un livre, m'a demandé quel sujet j'aimerais traiter, j'ai répondu JoJo, je pensais que le sujet serait refusé (car potentiellement peu vendeur), on m'a dit OK, je me suis lancé. Par la suite, on m'a fait confiance et laissé travailler de façon autonome. On s'entend très bien humainement et ça, c'est une chance !

Comment se déroule le travail de recherche pour ce genre de manuscrit ?

Je ne peux parler que de ma méthode personnelle, pas de façon générale. Mais la base, c'est de relire toute l'œuvre concernée ainsi que toutes les sources d'information obtenues et de prendre des notes à foison. En gros, j'ai commencé cette démarche lorsque je suis allé me documenter au Japon, début 2018. Pour effectuer des recherches de façon efficace et pertinente (savoir quoi chercher et où chercher, y compris dans ses propres souvenirs), je pense par ailleurs qu'il faut connaitre en profondeur le médium auquel appartient l'œuvre étudiée et avoir baigné dans celui-ci pendant longtemps – par exemple, impossible selon moi d'écrire un livre sur les Rolling Stones sans connaitre l'Histoire du rock à fond et avoir « vécu » le rock. Le fait de baigner dans un univers permet aussi d'obtenir de nouveaux éléments de façon naturelle et inattendue : par exemple, du fait de mon activité de journaliste, j'ai pensé à des pistes supplémentaires en lisant divers ouvrages ou en rencontrant des artistes pour des raisons autres que le travail sur le manuscrit. Ensuite, il s'agit de relier les notes, de les regrouper, les organiser, les thématiser. Émergent alors des connexions, des « blocs » d'idées et des pistes qu'il faut creuser en se documentant sur tout un tas de sujets connexes (dans mon cas, par exemple, différents courants de la sculpture italienne).

Par ailleurs, je me suis (re)plongé dans l'Histoire du Japon et de sa production culturelle de 1960 à aujourd'hui (et même un peu avant), pour suivre l'évolution du monde dans lequel a grandi et vécu l'auteur, ce qui signifie s'immerger dans le cinéma des différentes décennies, dans des kilomètres de mangas, dans des textes de socio, d'Histoire de l'art, etc. Et comme Araki revendique tout un tas d'influences occidentales, je me suis aussi plongé dans l'évolution des tendances du cinéma américain, de la mode internationale, etc. Tout cela pour entrer dans un certain état d'esprit. Il me semble important, au passage, de se couper autant que possible de tous les avis et interprétations d'autres personnes sur l'œuvre. Ensuite, tant que les idées dansent et que les connexions se font, il faut les écrire avant de perdre son « groove ». Évidemment, les idées viennent souvent à des moments où on ne peut pas écrire. Moi ça m'arrive avant de m'endormir, par exemple, donc je dois sortir du lit, les noter, retourner me coucher. Et en général, juste après... une autre idée arrive. Ça rend fou. Mais une fois entré dans cet état d'esprit, c'est inévitable.

Certaines parties de l'ouvrage ont-elles posé plus de difficultés que d'autres (en termes de recherche, d'écriture...) ?

Plein de choses, tout le temps. Mais on va dire les « Stands » que j'ai inclus dans chaque chapitre, c'est-à-dire les petits effets de modification du texte et de la mise en page, un truc que j'avais en tête dès le début du projet. Je me suis bien compliqué la vie, quand j'y repense...

Maintenant que le livre est sorti, avez-vous de nouveaux projets ?

Oui, bien sûr, mais pas de nouveau livre comparable à l'ampleur du Diamant inclassable du manga pour le moment. Vous savez, travailler sur ce genre de pavé est un « ride » qui vaut la peine d'être vécu, mais aussi un luxe qu'il faut pouvoir se permettre. C'est une démarche déraisonnable, alimentée par la passion, qui signifie travailler intensivement pendant un an et n'en récolter les fruits financiers (souvent modestes, par rapport aux efforts fournis) qu'après parution. Pour cette raison, la plupart des auteurs travaillent sur leur temps libre (parce que le reste du temps, il faut aussi travailler pour manger) ou y consacrent toutes leurs soirées, vacances et week-ends. C'est incroyablement épuisant. Donc des nouveaux projets, oui, mais d'un autre type. Je ne peux pas encore en parler, mais je n'ai pas fini de me consacrer au manga.