Esport et Textile : un inévitable manque éthique ?
La plateforme française Nicecactus s'est alliée avec Ekinsport, lui aussi français, pour former le projet EkinArena qui scelle la collaboration de l'esport et de la mode. Nicecactus est un organisme important dans l'esport, mêlant des compétitions, des entraînements ou des accompagnements plus modestes. Quant à Ekinsport, il s'agit du 1er revendeur officiel de Nike Sport Co', qui se charge notamment d'habiller les équipes de sport professionnelles avec Nike. Cette alliance du textile et du jeu intervient dans un contexte où l'industrie vidéoludique a pris la barre de l'économie culturelle et on ne s'étonne donc plus de voir les industries de la mode se prendre au jeu.
E que s'apelorio EkinArena
Le produit final né de cette collaboration a pour nom de baptême EkinArena, une grande série de tournois qui a lieu depuis août 2021 et qui se terminera en décembre 2021. On y retrouve pléthore de jeux affiliés aux grandes salles d'esport, à savoir League of Legends, Fifa22, Rocket League, Fortnite, Trackmania et bien d'autres encore. Une telle alliance entre deux grands groupes apporte une contribution à la hauteur et les gagnants des tournois peuvent ainsi espérer une console PS5, des bons d'achat allant jusqu'à 400 euros et bien évidemment un accès au marché d'Ekinsport avec quelques réductions.
Un autre résultat de cette association est le lancement de la collection Nike x BMS, qui voit le blason de l'équipe esportive Black Mafia Comme BMS imprégnée sur une série de vêtements confortables (maillots, shorts, casquettes, etc.) de Nike. Ladite collection s'est par ailleurs vendue en 72 heures, témoignant de l'engouement des supporters.
Nicecactus n'en est, à ce sujet, pas à son premier coup d'essai, puisqu'elle avait déjà formulé avec Cdiscount une envie de se rapprocher de sponsors de ce type, créant alors la Cdiscount Gaming Week le 24 avril 2021. En 2020, avec la Monaco Esports Fédération, Nicecactus avait lancé la première édition du Monaco Gaming Show. La volonté derrière est toujours la même : former les futurs champions de la région et intéresser la scène mondiale. L'ambition est telle qu'on retrouve Nicecactus prêt à tous les business et il faut ainsi noter son investissement lors du lancement des Qatar Esports Wega Global Games, qui a vu l'organisme français traiter directement avec le gouvernement qatari.
Les grandes marques prennent les manettes
La croisée des mondes
Il ne faut en effet pas s'y tromper, l'industrie de l'esport concentre tous types d'espoirs commerciaux et en la sorte devient la cible de partenariats qu'on n'aurait pas imaginé il y a 5 ans. Tout semble débuter avec la création de la boutique pleinement dédiée aux joueurs, We Are Nations, en 2016 qui s'est rapprochée de tout un tas d'équipes telles que Reciprocity, North, BLAST Pro Series, FACEIT, MIBR, mais aussi Ultimate Media Ventures et des ligues de renommée comme la NBA ou NHL. La firme a su trouver son public et est aujourd'hui une référence quand il s'agit d'habiller les compétiteurs, qu'ils soient gamers ou non.
Vraisemblablement, cette réussite a donné le coup d'envoi pour lancer les grandes enseignes traditionnelles dans la course aux sponsors. Adidas s'est ainsi rapproché de la Team Vitality pour la création de chaussures, mais aussi Team Heretics, North, ou GrowUp Esports. De plus petits commerces ont suivi le mouvement, comme Ateyo, H4X, Onwear, Outerstuff ou Point3. Mais on remarque surtout l'engagement auprès de l'équipe italienne Mkers d'Armani, le partenariat de Champion avec Optic Gaming, le sponsor de Fila auprès des joueurs du Counter Logic Gaming, ou l'entreprise H&M qui a officialisé un sponsor pour la ligue eDivisie.
Mais le plus étonnant est encore l'arrivée de l'industrie du luxe sur la scène vidéoludique. En 2019, Louis Vuitton a alors proposé un étui de voyage pour le trophée des League of Legends World Championship avec l'apparition de nouveaux skins créés par le directeur artistique, Nicolas Ghesquiere. La marque de luxe italienne Gucci s'est affiliée à la plateforme d'esport Fnatic pour créer une montre de 1350€. C'est aussi le partenariat entre G2 Esports et Ralph Lauren qui a permis au joueur Martin "Rekkles" Larson d'être l'égérie de la marque.
L'appel du gain
Cet engouement peut paraître nouveau dans la scène vidéoludique et peut, à raison, étonner lorsque l'on se rappelle à quel point le marché des jeux vidéo a fonctionné pendant longtemps en cercle fermé. L'identité culturelle et artistique du jeu vidéo s'est construite sur le tard et sa légitimité apparaît grandissante depuis une dizaine d'années, alors qu'il s'agissait encore dans les années 90 d'une vocation d'adolescents ou d'un divertissement de chambre. Aujourd'hui ce sont des métiers qui se construisent autour de compétitions internationales, et les revenus de l'industrie dépassent toutes les autres catégories culturelles (cinéma, télévision, etc.).
Il est important cependant de ne pas oublier que cette légitimation intervient au moment de l'essor économique du jeu et qu'elle est à ce titre une conséquence. À partir du moment où un secteur économique semble créer un profit important, il concentre des intérêts beaucoup plus sérieux et gagne du même coup en identité culturelle.
La crise du Covid a certainement accéléré le processus, mettant en évidence les jeux vidéo comme principales activités sociales durant le confinement. En outre, ce type de sponsors vient remplacer des partenariats commerciaux qui se sont éteints brutalement pendant la crise pandémique. Les compétitions sportives physiques ont toutes été annulées, qu'elles soient locales ou internationales, alors qu'il s'agit de la principale vitrine de ces grandes marques.
À titre d'exemple, Nike sponsorise en 2017 21% des clubs des 1ères divisions européennes de football et avec l'équipe de France c'est un contrat de sponsoring de 50,5 million d'euros annuels qui a été signé. Adidas signe, elle, un contrat annuel de 65 millions d'euros avec l'équipe d'Allemagne. Ces sponsors sont assez importants pour y verser des sommes folles, et c'est donc tout naturellement que les compétitions esportives, seules actives pendant le confinement, soient devenues le refuge de ces accords commerciaux.
Partenaires de misère
Ces accords permettent un retour publicitaire assez important pour les firmes, d'autant plus qu'elles souhaitent s'adresser à une génération d'adblocker, dont la télévision ne figure plus comme le principal média. Les firmes imitent alors des sponsors qu'elles entretenaient avec le sport physique, en le transposant dans la sphère vidéoludique. Cela fonctionne particulièrement bien, comme on a pu le voir avec les montres Fnatic x Gucci ou la collection BMS x Nike.
Dans les chiffres, le sponsoring semble coûteux mais permet d'augmenter ses ventes de façon drastique. Pour la coupe du monde de football 2018, Nike affiche alors un bénéfice en augmentation de 40%. En outre, le sponsor permet une déduction fiscale de 60% sur 0,5% du chiffre d'affaires annuel, ce qui reste intéressant pour des grandes sommes.
Pour autant, cela ne permet pas à ces très lucratives entreprises d'instaurer dans les pays approvisionneurs un salaire décent. En Indonésie, Cambodge ou Vietnam (3 principaux), les salaires moyens sont inférieurs de 45% à 65% au salaire vital. On sait également qu'entre 1995 et 2017, la part revenant aux travailleurs pour une paire de chaussures Nike a diminué de 30%.
Un maillot vendu 90€ reviendra ainsi à 0,8 € pour le travailleur, avec 18€ net pour la marque. C'est sans évoquer l'évasion fiscale effarante depuis l'éclatement des Paradise Papers. Nike payait en 2006 35% de ses bénéfices globaux en impôts, mais en 2017 ce taux est descendu à 13,2%, divisant alors par trois son niveau d'imposition. Pour revenir au partenariat entre Nicecactus et Ekinsport, le cofondateur Amoukteh semble tout à fait au courant des objectifs commerciaux d'un rapprochement "esportif" pour une grande marque :
Aujourd'hui, le marché numérique est au cœur des stratégies d'entreprises. Les générations Y, Z et alpha ont brisé tous les codes publicitaires et donc les partenariats et modèles de sponsors ne sont plus valides. Les vieux jours de la télévision et de la publicité sur feuille sont terminés. En d'autres mots, si le football est le produit ultime du sport télévisé, alors l'esport est l'incarnation de la combinaison magique entre technologie et internet.
Entre opportunités et désenchantement
L'accord entre Nicecactus et Ekinsport donne à voir une multitude de compétitions intéressantes et peut à terme faire émerger des talents insoupçonnés. L'influence d'une grande marque est toujours bonne à prendre lorsqu'il s'agit de mener une action. Il faut porter cependant une attention particulière au système moral que l'on pourrait soutenir en signant un simple contrat. Même si les intentions de Nicecactus sont louables et qu'il faut lui souhaiter de prolonger l'essor qu'on lui connaît, il pourrait être heureux de pratiquer un commerce plus éthique et de choisir alors des marques de sponsors qui ont montré leur engagement dans une politique économique plus vertueuse.
On constate de jour en jour l'essor de l'univers esportif, notamment en France, prenant une place d'importance dans les négociations commerciales, pour l'une des industries les plus fructifiantes. En juin 2021, c'est une Esport Fashion Week qui a vu le jour, totalement numérique, qui a proposé alors le dialogue entre créateurs textiles et joueurs. EkinArena n'est qu'un partenariat en plus parmi d'autres et est une énième poignée de main dans la sphère vidéoludique avec les grandes marques. Pourtant, comme ses prédécesseurs, il a le malheur de ne pas se poser des questions aujourd'hui fondamentales. C'est dès maintenant qu'il faut construire les bases d'une industrie esportive inclusive et éthique, pour ne pas imiter un système commercial précovid déjà vu mille fois et dont les objectifs n'étaient hélas pas aux côtés de l'humain.
Pour finir sur une note positive, le 28 Juillet, la League of Legends European Championship annonce un partenariat avec la ville saoudienne Neom. En quelques minutes, c'est un feu nourri de protestations qui est infligé à Riot. Neom, ville futuriste en devenir, a beaucoup fait parler d'elle pour son expulsion des tribus autochtones, et plus encore le royaume saoudien de Salmane est vivement critiqué pour son oppression des personnes LGBTQI+ et les violences faites aux femmes. Riot a su réagir sagement, avec retrait immédiat du partenariat et soutien public aux personnes concernées. L'esport n'en étant plus à ses premiers balbutiements, ses acteurs pourraient ainsi à l'avenir se montrer plus exigeant éthiquement envers leurs partenaires.