L’Afrique et le jeu vidéo – partie 2 : les trois grands problèmes de l'industrie
Partout dans le monde, la conception d'un jeu vidéo est une aventure semée d'embûches pour tout studio de développement qui souhaite se lancer. Nous étions curieux de découvrir les points de vue des développeurs invités à l'Africa Corner de cette PGW 2019 et découvrir les obstacles qu'ils avaient rencontrés dans leurs projets. Les difficultés sont-elles si différentes des studios occidentaux ? Comment transformer l'adversité en une force ? A vous de le découvrir à travers leurs témoignages passionnants !
Si ce n'est pas encore fait, lisez la première partie du dossier, où nous avions cherché à en savoir plus sur ce qui a motivé et fait naître leurs projets.
Le financement : un défi majeur
Parmi les principales difficultés, c'est l'aspect financier qui revient le plus dans les réponses des studios que nous avons interrogés. C'est le cas à fortiori de tous les jeunes studios indépendants dans le monde, il est donc logique de retrouver cette problématique à travers les différents pays d'Afrique représentés.
"Principale difficulté, je dirais le financement, on va pas se mentir, mais aussi l'électricité et la connexion internet dans notre pays à Madagascar. On se bat toujours avec ça." nous dit Temmy du studio Lomay pour le jeu Dahalo.
Découvrez notre preview de Dahalo par ici !
Et parfois, la difficulté de financement est rendue plus complexe en fonction de l'envergure du jeu, ce que nous indique le développeur de Carthage VR, jeu en réalité virtuelle réalisé par Digital Culture Exéprience.
"On a d'abord reçu de l’investissement financier d'une avocate tunisienne passionnée de l'histoire de la Tunisie, et on a eu la chance de recevoir l'aide du Tunisia Games Factory qui a été très importante pour nous. Mais ça reste anecdotique en terme de besoin de financement pour un jeu entièrement en réalité virtuelle"
Créer un jeu coûte cher car il nécessite d'acquérir du matériel informatique, des logiciels, et bien entendu un salaire pour les membres de l'équipe. Comme en témoigne Awatef Mosbeh, fondatrice du projet Toufoula Kids :
"Quand on commence a avoir un prototype abouti, qu'on commence à avoir une équipe et une charge salariale, il faut aussi développer la stratégie marketting et tester le marché, etc... Il faut avoir un financement conséquent !"
Payer ses collaborateurs requiert un budget important mais les former est aussi un investissement financier parfois compliqué.
La formation et le recrutement
Dans certains pays d'Afrique, il n'existe pas vraiment d'école de jeu vidéo à proprement parler. C'est notamment le cas à Madagascar, au Bénin ou en Afrique du Sud. Il peut exister des formations de graphistes ou de développeurs Web, mais pas directement de formations au Gamedesign et à la programmation de jeux. C'est pourquoi les équipes se forment surtout lors de leurs premières expériences sur le terrain.
"Il n'y a pas beaucoup d'endroit pour apprendre à faire des jeux vidéo ou pour étudier le sujet. Lorsque je préparais mon master en design de pré-productions, ce n'était pas vraiment un sujet officiel d'études dans mon université, j'étais la première à le faire ! (Rires) Vous devez tracer votre propre chemin pour obtenir les connaissances dont vous avez besoin pour réaliser des jeux", confie Simone Beneke-Graham, membre de l'équipe de Falling Up Studios présentant le jeu Sud-africain Precious Cargo.
La problématique du recrutement est également un obstacle complexe à surmonter. Certains studios comme GreyParrot, situé au Ghana constate un départ des talents et spécialistes en développement vers d'autres pays.
"Il y a un brain-drain très particulier qui touche notamment les développeurs informatiques et de logiciels au Ghana. Quand ils passent du statut de Junior à Senior, ils trouvent du travail en dehors du Ghana. Je dois avouer que je l'ai fait aussi ! (Rires). C'est presque automatique, ils partent car on ne peut pas les payer à la hauteur de leur expérience et ils pensent qu'ils peuvent trouver meilleur salaire à l'étranger, ce qui est souvent le cas !"
Un constat qui se fait également dans d'autres pays, tels que la Tunisie, comme en témoigne Mohamed Bouabidi de Black Dune Studio :
"On a du mal à recruter car notre SMIC n'est pas assez élevé et les bons profils ne restent pas, ils partent travailler en Europe par exemple. On a d'excellentes formations dans nos universités en Tunisie, mais ils font leurs stages de fin d'étude à l'étranger et une fois diplômés ils restent dans l'entreprise qui les a formés une fois. Ils ne reviennent pas en Tunisie car ils y sont moins bien payés et je peux les comprendre. Donc c'est un problème d'Etat et un problème qui nous dépasse en tant que studio."
La distribution et la visibilité
Ce qui englobe la plupart des difficultés rencontrées dans le parcours de nos interlocuteurs, c'est le manque de présence de structures pour encadrer le marché, pour le mesurer et ensuite, éditer et distribuer les produits de son industrie. Le Jeu vidéo Africain présente un potentiel fort mais son écosystème en est à ses débuts. Le marché est encore neuf et aspire à plus d'expériences. De ce fait, la présence d'écoles de développement n'est pas homogène sur tout le continent, et il est difficile de naviguer dans une mer encore peu balisée. La problématique se pose alors clairement : Comment cerner un secteur qui démarre et où tout est à construire ?
« En France ou dans les pays développés on développe des jeux "from scratch" (NDLR: à partir de rien) et au Maroc on développe l'industrie "from scratch". » Mark Ancheta- Co-fondateur d'Altplay Studio
Ces propos recueillis lors de nos entrevues cristallisent le défi global qu'il reste à affronter, mais d'autres studios précisent les points clefs sur lesquels travailler.
Concernant la distribution, la difficulté peut être liée à la spécificité du jeu en question. C'est le cas de Black Dune Studio et Digitial Culture Experience, deux studios qui proposent des produits en réalité virtuelle. Mais ce n'est pas tout, souvent, le défi pour ces studios est surtout de dépasser le marché national et de conférer à leur projet une dimension et une distribution internationale.
"Le gros challenge c'est la distribution, en particulier pour les produits VR. Les gens n'ont pas encore beaucoup de casques et encore moins en Tunisie ou au Maghreb. [...] Lors de nos participations à des incubateurs d'entreprises en Tunisie, nos retours disaient que le titre avait une portée très localisée parce que c'est une expérience culturelle. Mais au vu de l'engouement du jeune public de la PGW pour notre jeu, Carthage VR se destine vraiment à un public international. C'est donc ce défi qu'il nous faudra affronter également."
Mohamed Bouabidi de Black Dune Studio fait également écho à ce point de vue et soulève également le soucis de la visibilité pour ces structures.
"On a des difficultés de visibilité, car le marché local n'est pas assez mature pour nous permettre d'y exporter nos produits, donc il faut se battre pour être visible à l'international. Concernant la visibilité, c'est pour ça qu'on est ici à la PGW, pour toucher d'autres marchés."
Pour les développeurs d'Altplay Studio travaillant le jeu de gestion cybverpunk Nutopia, de ce manque de visibilité naît un manque de retours, et ils profitent de l'opportunité de la PGW et d'autres événements Gaming pour réunir des avis sur leur jeu et faire évoluer leur projet. La visibilité est donc un élément indispensable autant d'un point de vue économique que créatif, et les développeurs du continent Africain en ont pleinement conscience.
Nutopia : Un jeu de gestion Marocain en développement
Etre visible sur un marché, en particulier pour de jeunes studios, est presque impossible a accomplir seul. C'est aussi ce qu'a compris l'équipe du studio Internet for the Elephants.
"Nous sommes une petite structure et pour nous développer, il faut pouvoir toucher un public large, c'est vital. Pour cela nous avons besoin de créer des partenariats avec différents acteurs qui ont déjà leur public" nous indique Gautam Shah, fondateur du studio.
Internet for Elephants travaille sur le jeu mobile Wildverse dont l'objectif est de sensibiliser sur la fragilité de notre environnement et sur les actions que chacun pourrait mener pour faire changer les choses.
Quand les contraintes deviennent des forces !
Si les difficultés peuvent être nombreuses, ce qui nous a saisi lors de toutes ces rencontres, c'est la détermination dont font preuve les créateurs vis à vis de leurs projets. Faire face aux contraintes a inévitablement forgé la motivation de tous et leur ont donné la force de poursuivre leurs rêves. Et c'est ce que nous vous proposerons de découvrir dans notre prochaine partie !