Anthem - Les raisons de l'échec de BioWare
Après les critiques mitigées de Mass Effect Andromeda, le studio BioWare s'est heurté une nouvelle fois à la déception des joueurs avec Anthem. Le dernier titre de l'équipe de la trilogie culte Mass Effect semble avoir laissé aux fans un terrible goût d'inachevé et les notes attribuées par la presse ne sont guère plus élogieuses. Pour comprendre ce qui a mal tourné et nous apporter quelques explications, Jason Schreier, journaliste pour le site Kotaku, a décidé de mener sa petite enquête. Schreier, connu pour son livre "Du sang, des larmes et des pixels" - dans lequel il nous faisait visiter les coulisses, souvent difficiles, de la création de jeux à gros budget - a contacté 19 anciens salariés de BioWare qui dressent un portrait grinçant de leur vécu lors du développement d'Anthem. Alors, que s'est il passé pour qu'Anthem obtienne le pire score Metacritic de toute l'histoire du studio ? C'est parti pour un résumé des faits !
"What could possibly go wrong ?"
Un troupeau sans berger
Pour ceux qui l'ignorent, BioWare dispose de 3 équipes qui travaillent chacune sur des projets différents. L'une à Austin fondée pour la création de Star Wars : The Old Republic, une seconde équipe à Montréal, responsable de Mass Effect Andromeda, et enfin, l'équipe Canadienne située Edmonton, berceau de la trilogie Mass Effect et du fameux "cas" Anthem. Comment l'équipe qui réalisa de tels jeux à succès a pu faire fausse route ?
L'un des faits notables est le départ en 2014 de Casey Hudson qui a dirigé les 3 premiers Mass Effect. A l'époque le projet n'en est encore qu'à ses balbutiements, les équipes étaient en phase de pré-production et tentaient encore d'imaginer le concept du jeu en élaborant de petits prototypes. Hudson incarnait véritablement le capitaine du navire, le Commandant "Shepard", le "berger" dans la langue de Shakespeare. L'homme apportait une vision claire de la direction d'un projet, et servait de phare pour guider ses collaborateurs. A cet instant, son départ laisse forcément un grand vide difficile à combler.
Une direction incompréhensible
Suite au départ de Casey Hudson, les équipes ont du mal à trouver l'organisation et la vision nécessaire pour s'orienter dans le bon sens. Une sorte de "conseil d'administration" composé de plusieurs dirigeants se forme pour prendre les décisions sur la suite du projet. Au lieu d'avoir un seul capitaine, la team d'Anthem en a plusieurs, et il est plus difficile de tirer une véritable cohérence dans cette configuration. D'après l'article de Kotaku, plusieurs membres du studio soupçonnaient l'absence totale de vision de la part de l'équipe à la tête du concept et par conséquent, cela ne permettait pas d'optimiser l'effort collectif. Du fait de cette organisation maladroite, de nombreuses modifications importantes sont apparues en plein développement qui ont allongé la durée de la pré-production : que ce soit en matière scénaristique, ou au niveau du gameplay. L'équipe ne savait pas dans quelle direction tourner le regard, des choses diverses furent envisagées, abandonnées, puis reprises, etc... Ce manque de clarté n'a pas permis aux efforts considérables des développeurs de porter leurs fruits. Il en résulte un temps de pré-production trop long qui a fortement empiété sur le temps de production réel et sur le moral des troupes.
- Photo rare des développeurs d'Anthem en pleine chute libre. "Heureusement qu'on a des jetpacks !"... Non, sérieusement, le vol a failli être abandonné du jeu final -
Un défi technique presque insurmontable
Des idées trop ambitieuses
Très tôt dans le projet, l'idée était d'offrir un jeu multijoueur en ligne coopératif dans un univers de science-fiction. L'envie de créer quelque chose d'inédit et novateur était présente. Les personnes impliquées dans le projet imaginaient une planète vaste, avec de nombreuses créatures gigantesques, une faune et une flore variée et hostile. L'un des objectifs initiaux était de faire un jeu basé sur la survie d'une équipe de joueurs perdue dans une sorte de triangle des Bermudes extraterrestre. Le monde devait être explorable à 100% et parsemé d’événements aléatoires liés au relief et à la météo. Devoir survivre à une tempête électrique, une éruption volcanique, et bien d'autres joyeusetés furent envisagées. Tous ces éléments ambitieux sont déjà complexes à mettre en place de manière cohérente dans un univers maîtrisé par le jeu et l'IA, mais ce qui en fait un véritable défi, c'est de le transposer dans un titre coopératif en ligne. Cela nécessite un équilibrage méticuleux pour rendre l'expérience pleinement amusante pour les joueurs, ce qui est pratiquement impossible lorsque le temps de développement est considérablement réduit.
Ainsi, plusieurs idées et prototype furent abandonnées et le contenu a dû être repensé en conséquences à plusieurs reprises.
Une modification de gameplay n'est pas une chose anodine et oblige même à revoir complètement sa copie. Par exemple, pour le système de déplacement qui a été revu et corrigé plusieurs fois, il fallait à chaque fois réadapter l'environnement et repenser le level-design, ce qui coûte un temps et des ressources précieuses.
Frosbite, le moteur "as a sévice"
Puisqu'on évoque la partie technique du développement, il nous faut parler du moteur du jeu, le fameux Frostbite. Il s'agit d'un moteur développé par le studio suédois DICE appartenant à l'éditeur, Electronic Arts, qui est l'outil imposé par ce dernier aux équipes de BioWare. L'objectif d'EA avec ce moteur, est de pouvoir centraliser leurs efforts sur le même outil, mais c'est surtout une manière de minimiser les coûts, car contrairement à un moteur "tiers" comme l'Unreal Engine, Frostbite ne nécessite pas de payer de licence d'utilisation.
- Stop ! Au nom de l'amour ! -
“Frostbite is like an in-house engine with all the problems that entails—it’s poorly documented, hacked together, and so on—with all the problems of an externally sourced engine,” said one former BioWare employee. “Nobody you actually work with designed it, so you don’t know why this thing works the way it does, why this is named the way it is.” "Frostbite est comme un moteur interne avec tous les problèmes que cela implique - il est mal documenté, bricolé, etc. - avec tous les problèmes d’un moteur externe ", a déclaré un ancien employé de BioWare. "Aucun de vos collaborateurs ne l'a conçu, donc vous ne savez pas pourquoi telle chose fonctionne comme ça, pourquoi on l'appelle ainsi."
Le principal problème de Frostbite c'est qu'il a été pensé à la base pour créer des FPS comme Battlefield. Mais Anthem n'en est pas un et les développeurs doivent s'adapter voire modifier les composants du moteur pour obtenir le résultat voulu. A titre d'exemple, ce moteur n'inclut pas de système de sauvegarde et chargement intégré ni de caméra à la 3ème personne, il est obligatoire de le fabriquer soi-même, ce qui coûte un temps précieux. Un temps dont l'équipe ne dispose pas. De l'aveu des développeurs interrogés, Frostbite a l'inconvénient de ne pas vraiment être un moteur polyvalent et parfois, la moindre feature imaginée pour le jeu, même simple à implémenter habituellement, nécessite des jours de travail pour un résultat semblable. Et il est difficile de savoir si cette perte de temps est nécessaire ou si il ne faut pas directement abandonner une idée.
Un manque de soutien technique
Qui plus est, là où les moteurs externes sont fournis aux développeurs avec toute une documentation, ce n'est pas le cas avec Frostbite, le système D semble être le plus souvent nécessaire pour contourner un problème. Il existe pourtant un support technique pour les studios collaborant avec EA mais les témoignages recueillis indiquent que les studios prioritaires sur la hotline Frostbite sont ceux les plus rentables, comprenez ceux qui rapportent le plus d'argent à l'instant T, tels que FIFA ou Battlefield.
- Image du FPS Battlefield, un genre adapté à l'usage du moteur Frostbite -
Parlant de FIFA, il s'avère également qu'en 2016, le célèbre jeu de sport devait également se convertir au moteur Frostbite. Etant donné l'importance financière de la licence pour EA, l'éditeur a maximisé ses chances en demandant aux personnes aguerries à ce nouvel outil de venir en renfort. Incluant une partie du personnel d' Anthem... Donc non seulement l'équipe de Edmonton se retrouva en manque d'effectifs avec un temps de développement raccourci, un leader absent et un moteur inadapté, mais en plus elle se trouva sans référents sur place pour dompter Frostbite. Un navire sans Capitaine et sans ouvriers aux salles des machines, sur le papier, cela avait tout de la recette du naufrage garanti.
"- Capitaine, le port est juste à 600 mètres droit devant, qu'est-ce qu'on fait ? - Aucun soucis, continuez tout droit on va se redresser au dernier moment !"
Des salariés à bout de souffle
Que ce soit physiquement ou moralement, le métier de développeur s'avère souvent éprouvant. Mais dans le cas de Anthem, les témoignages sont particulièrement saisissants. Entre un travail de concept remanié dans plusieurs directions, trop long et un temps de production concrète extrêmement limité, l’enthousiasme du début du projet a cédé sa place à la frustration et à l'épuisement. Ajoutons à cela les casse-têtes techniques évoqués plus haut.
Quelques ex-vétérans de BioWare parlent d'anxiété au travail, de dépression résultant du stress intense que cela a été. Des arrêts maladies de plusieurs mois s'enchaînent pour cause d'épuisement mental et de burn-out, du fait de ce processus de développement court, et en conséquence, intense et brutal. Anthem ne fait hélas pas cas d'exception chez BioWare, puisque les équipes de Dragon age inquisition avaient connu le même sort. La majeure partie du développement s'est fait au cours des 12 derniers mois avant sa sortie, contre 18 mois pour Anthem toujours à cause de nouvelles décisions prises au dernier moment. Un système de management que les salariés interrogés ne veulent plus voir.
Certains propos recueillis par Jason Schreier sont glaçants :
“Some of the people in Edmonton were so burnt out...” said one former BioWare developer. “They were like, ‘We needed [Dragon Age: Inquisition] to fail in order for people to realize that this isn’t the right way to make games.’” "Certaines personnes à Edmonton étaient tellement épuisés..." dit un ancien développeur de Bioware. Ils se disaient 'Il faut que Dragon Age : Inquisition se plante pour que les gens réalisent que ce n'est pas la bonne manière de créer des jeux vidéo.' "
Les développeurs interviewés dénoncent tous ce qu'ils appellent la "magie BioWare". Une croyance qui implique que peu importe à quel point la fabrication d'un jeu est éprouvante, tout finit par s'assembler comme un tout cohérent, comme par "magie". En résumé : "serrez les dents, c'est normal ça va passer !"
- La magie BioWare en action... Quand on connait le truc, c'est tout de suite moins impressionnant -
Anthem: la recette du naufrage façon EA
En conclusion la situation qu'ont connu les développeurs d'Anthem témoigne de deux choses :
- D'une : Le principe du crunch est un véritable fléau dans l'industrie vidéoludique. Cela se sait depuis déjà plusieurs décades, le terme est relativement récent, mais la pratique ne date pas d'hier et touche tous les éditeurs.
- De deux : Le management banalisant la pratique du Crunch est un mauvais modèle à long terme qui démontre clairement ses limites en termes d'efficacité en plus des conséquences parfois irrémédiables sur la santé des salariés.
Que s'est-il passé sur Dragon Age : Inquisition, Mass Effect Andromeda et Anthem ? La même chose, mais au fil de ces jeux, la "magie" s'est épuisée. Dans les trois cas, le management est le même : La méthode de développement est presque totalement à l'aveugle durant 70% du temps et arrivé à un point de non retour : PAF ! tout doit se faire brusquement en dépit des conséquences sur les équipes. Si dans le cas de Dragon Age, la réussite a été assurée par "magie" grâce au travail acharné des développeurs. Le constat dans les deux autres cas nous indique au contraire que la garantie du résultat est plus hasardeuse. Et si le résultat est hasardeux, c'est que le modèle n'est pas durable.
Espérons que ce genre de situations relayées dans les médias grâce aux enquêtes de journalistes spécialisés puissent servir de leçons afin de trouver d'autres modèles économiques plus durables et respectueux des professionnels de l'industrie. Qui sait, peut être que les futurs modèles tels que Stadia parviendront à faire émerger de nouvelles façon de produire des jeux vidéo.
Vous voulez connaître le point de vue de Casey Hudson ? Le "capitaine" est revenu depuis 2017, cette fois en tant que directeur général du studio, et voici ce qu'il pense de l'article de Kotaku.