Témoignages - le jeu video est-il le reflet d'une société sexiste ?
Des révélations de harcèlement sexiste au sein de Ubisoft en 2020 ont secoué l'industrie vidéoludique. Alors que le Jeu vidéo semblait se sensibiliser à la question de la parité et la place des femmes dans l'industrie, ces scandales font l'effet d'un coup de massue. Des réformes voient le jour, mais plus que les jeux c'est tout un système qu'il faut remodeler. Des personnes du milieu : développeur, athlète e-sport, chercheur, syndicaliste et journaliste livrent leur point de vue pour une évolution positive du médium. Le sexisme dans le monde du jeu vidéo appartient-il au passé ?
Sexisme : un silence encore difficile à briser
Tout le monde le savait mais personne n’en parlait. Les révélations sur l’affaire Ubisoft sur les histoires de harcèlements dans l’entreprise ont créé des remous dans un océan à l’apparence tranquille. Sam (nom modifié), programmeur informatique chez Ubisoft fait partie de ces employés qui témoignent sur une culture problématique au sein du studio français. Ce qui a changé d’abord, c’est la fin du tabou à ce sujet. Les murmures de couloirs ont laissé place aujourd’hui à une libération de la parole « On a une sensation d’hypocrisie de la part des dirigeants » relate Sam. Pourtant, il aime son travail à Ubisoft. Il décrit l'entreprise d’Yves Guillemot comme ‘The good place to work’ (ndlr : un endroit où il fait bon travailler) et « progressiste pour une boîte de jeux vidéo ». Un joyau de la tech française. Loin du rythme de travail infernal qui existe à l’intérieur des studios américains comme Rockstar Games et sa culture du crunch.
Toutefois il relève aussi à regret le manque de courage dans les décisions de la direction. En réponse aux révélations de Numérama et Libération, Raashi Sikka a été nommée en décembre 2020 à la tête du département diversité et inclusion de l’éditeur français. Sam et ses collègues ne masquent pas leur réserve face à cette nouvelle arrivante. « Qu’est-ce qu'une personne qui vient d’Uber peut nous apprendre sur le bien-être des employés de toute façon ? » ironise-t-il. Pointant la « condescendance » de la direction envers les employés dans cette affaire. « On nous traite comme une partie du problème, alors que les accusations de harcèlements touchaient les cadres ». Il craint que toutes les réponses de ces derniers mois ne soient qu’une façon d’étouffer la polémique. Après tout,
« Les RH s’en foutent de ce qu’on dit tant qu’il n’y a pas d’articles de presse ».
En Juillet 2020 les articles parus dans la presse mettaient en cause les exactions d'un membre du service éditorial de Ubisoft, Serges Hascoët. Depuis, l'homme a été licencié de l’entreprise tricolore. Mais la situation va-t-elle s’améliorer pour autant ? Ancien journaliste jeu vidéo actuellement au Monde, William Audureau se montre optimiste. « [Depuis quelques années] Il y a eu des améliorations dans plusieurs boîtes, y compris voire surtout celles visées par ce type d'enquête. » C’est un enjeu d’image important pour ces acteurs du divertissement qui parfois engagent des réformes avec « le souhait sincère de faire mieux que par le passé ». Kevin Morin, sociologue du Jeu vidéo explique ce sexisme en remontant à la genèse de l’industrie.
Jeux vidéo = jeu de garçons ?
Dès lors que le jeu vidéo a cessé d’être un hobby d’informaticien pour se professionnaliser dans les années 1970, il est devenu une industrie comme une autre. Une industrie avec ses impératifs de performances et de ventes et « le problème vient du marketing » explique le chercheur. Un marketing longtemps ciblé exclusivement vers les jeunes garçons, ceux qui jouent. Les jeunes filles qu'on entraîne « à devenir de futures femmes au foyer grâce aux poupées, jeux de dînette et faux kits de maquillage » n'étaient pendant longtemps, elles, pas des cibles intéressantes.
Les choses ont bien changé depuis l’époque de Space Invaders et l’industrie a évolué vers plus de parité. Le SELL met en avant que 47% des joueurs sont des joueuses en France. Toutefois, ce serait passer sous silence un découpage genré des usages, ne prenant pas en compte l'investissement (temporel et financier) et le type de jeu, explique Thomas Planques, concepteur de jeux. Il serait fallacieux de considérer de la même manière une joueuse de Candy Crush investissant une heure et 5€ par semaine sur le jeu, et un joueur de FPS, de MMO ou de AAA investissant 10 heures et 50€ par semaine. Selon lui, cette mise à égalité artificielle d'usages différents permettrait de masquer le fait que l'industrie continue à s'adresser aux publics de façon très genrée sans faire évoluer notablement les problèmes de fond, dont les problèmes de toxicité en ligne ou la manière dont elle continue à vendre les "gros" jeux au public masculin. “Les femmes jouent clairement plus qu'avant, mais les gros jeux et leur marketing ne s'adressent toujours pas à elles”.
La distinction entre un casual et un hardcore gamer est d’autant plus exacerbée lorsqu’il s’agit des femmes. Encore aujourd'hui “cela est vu comme exceptionnel pour une femme d’avoir un bon niveau de jeu”, évoque Elsa (nom modifié), une ancienne joueuse professionnelle. Le jeu vidéo, elle en parle avec passion. Une passion qui s'accompagne toutefois de souvenirs pas toujours agréables : regards méprisants, insultes de ses adversaires masculins... Des comportements machistes, qui se retrouvent même parmi certains équipiers. Elle raconte désabusée :« Lorsqu’un gars propose une tournante lors de la pause, c’est un tournoi de ping-pong. Lorsque ça vient d'une femme, c’est forcément connoté sexuellement ».
"Un personnage moins sexiste ne signifie pas moins de sexisme"
Ne minimisons pas les progrès faits en quarante ans. La société, à mesure où les femmes ont obtenus de plus en plus de droits, le jeu vidéo lui a emboîté le pas. La façon de représenter les femmes a, elle, bien changée depuis les polémiques sur la taille de poitrine de Tifa (Final Fantasy VII) ou encore Lara Croft. Des sujets qui sont restés longtemps tabous dans ce secteur culturel, où certains défendent la thèse d'un jeu vidéo intouchable, apolitique et qui devrait se tenir à l'écart de toutes sortes de questionnements éthique.
Cela dit, « La société n’existe pas sans le jeu et le jeu est toujours le miroir de la société » défend K. Morin. Jusque dans notre langage le sociologue pointe les références constante qui sont faites au jeu. On parle de "coup de poker" même en dehors du contexte des jeux. Nombre de jeux, parmi les plus populaires, imitent des aspects de notre monde. Les Echecs pour la stratégie militaire, le Monopoly pour le capitalisme... Tandis qu'aujourd'hui la course au réalisme est un argument marketing majeur pour les jeux vidéo. Le sociologue garde un œil critique sur la prise de conscience récente dans l'industrie sur la question des femmes et les changements opérés. « Cela reste un business et les concepteurs de jeux ont tout intérêt à surfer sur la vague de #MeToo ». Certains changements s'opèrent moins vite que d'autres, notamment au niveau des mentalités. Malheureusement, notre société reste « fondamentalement sexiste et patriarcale » termine le chercheur.
Le secteur du AAA et des superproductions a pourtant engagé des réflexions sur le sujet, au sein des studios mais aussi dans la façon de concevoir les jeux. Derniers exemples en date : la série des jeux The Last of Us et le deuxième opus qui a fait couler beaucoup d'encre à sa sortie. Le deuil, la paternité, la vengeance entre autres, qui sont vus comme des sujets lourds voire difficiles à aborder dans un médium dont le but premier est la recherche du fun. Encore introuvables dans les rayons il y a 10 ans, ces 'jeux matures' sont aujourd'hui devenus des standards érigés en modèle à suivre par l'industrie du AAA. Cela annoncerait-il le début d’un âge de maturité pour le secteur ? Pas nécessairement, explique K. Morin car le risque de la réappropriation mercantile existe toujours. “Écrire des personnages moins sexistes ne signifie pas moins de sexisme de la part de l’industrie du jeu vidéo”. Plus de personnages féminins forts et moins stéréotypés, cela signifie simplement que les studios ont compris l'intérêt d'intégrer ces enjeux sur le genre dans leur production. Le but à terme est de toucher un public sensible à ces questions, autrefois inaccessible.
Le sommet de l'iceberg
Le jeu vidéo interpelle beaucoup sur la question du sexisme. Pourtant, il est loin d’être le seul secteur concerné par ce problème. Le jeu reste un produit parmi une multitude d’éléments que nos yeux de consommateurs ne distinguent même plus. Le sociologue évoque par exemple les produits de soins corporels, symptomatiques du phénomène selon lui. Que ce soit dans le choix des couleurs rose ou bleu utilisées selon « les produits pour homme ou femme », les noms de parfums renvoyant à la force pour les hommes « Avalanche » et la sensualité pour les femmes « douceur des îles » et enfin « la taxe rose » qui rend les produits pour femmes globalement plus chers que l’équivalent pour homme. « Le problème ce n’est pas un individu ou une entreprise, c’est le système capitaliste en entier » argumente-t-il.
Ce phénomène de différenciation genrée dans le marketing reste bien ancré dans le jeu vidéo. Plus particulièrement lors de la phase publicitaire et pour une raison très simple. « Il est plus facile de vendre un produit lorsqu’on cible un consommateur précis. » poursuit le sociologue. L’identité de genre reste encore à l'heure actuelle la manière la plus simple de s’adresser à un acheteur. Le but est qu'il s'identifie au produit. Dans cet objectif de conquête de la gente masculine, les équipes marketing s'appuient encore aujourd’hui sur un ensemble de stéréotypes et de clichés de ce qu’ils pensent vont plaire à ces jeunes hommes et adolescents. Il ne faut pas partir très loin pour trouver des exemples. Doom Eternal, hit du confinement en mars dernier en est un représentant survolté. Relique ressuscité du genre FPS des années 1990, le jeu de tir accumule dans l'ADN même de la série tous les codes et poncifs marketing à l'attention des jeunes hommes adultes : Musique Metal, démembrement de démons, protagoniste suintant la testostérone et gros flingues. Le jeu de ID Software n'est pourtant pas à blâmer. Globalement, l'écrasante majorité des jeux de tirs et d'Action-RPG continuent encore de s'adresser en priorité à un public masculin dans leurs campagnes publicitaires.
Sam partage l'avis du chercheur. Le programmeur qui a participé au développement du dernier Ghost Recon : Breakpoint remarque la « morale militariste et pro-Trump » du titre d’Ubisoft et va plus loin dans son analyse. Il explique l’indépendance dont dispose les employés lors du choix du projet sur lequel ils souhaitent travailler. Ce système qui comporte des avantages mais aussi va créer un « filtre » et une « auto-détermination » sur le type de personnes qui travailleront sur les jeux. « Vous retrouverez moins de diversité dans les équipes entre un projet de shooter bas du front que sur le prochain Just Dance ». Un constat que le chercheur québécois a pu retrouver lors de son passage au siège nord-américain de l’entreprise qu'il synthétise en une phrase pour parler du Jeu vidéo à l'heure actuelle :
« Tant qu’ils reposeront sur des stéréotypes sexistes, on peut s’attendre à ce que ceux qui développent les jeux et ceux qui les achètent partagent ces mêmes opinions sexistes et stéréotypées. »